L'oeil de Jeremy

8Mar/16Off

Les bienfaits de la philosophie positive

La philosophie positive est d'abord, profondément caractérisée, en un sujet quelconque, par cette subordination nécessaire et permanente de l'imagination à l'observation, qui constitue surtout l'esprit scientifique proprement dit, en opposition à l'esprit théologique ou métaphysique. Quoiqu'une telle philosophie offre, sans doute, à l'imagination humaine le champ le plus vaste et le plus fertile, comme nous l'a si hautement témoigné l'appréciation rationnelle des diverses sciences fondamentales, elle l'y restreint cependant sans cesse à découvrir ou à perfectionner l'exacte coordination de l'ensemble des faits observés ou les moyens d'entreprendre utilement de nouvelles explorations. C'est une semblable tendance habituelle à subordonner toujours les conceptions scientifiques aux faits dont elles sont seulement destinées à manifester la liaison réelle, qu'il s'agit, avant tout, d'introduire enfin dans le système des études sociales, où les observations vagues et mal circonscrites n'offrent encore aux raisonnemens vraiment scientifiques aucun fondement suffisant, et sont, d'ordinaire, arbitrairement modifiées elles-mêmes au gré d'une imagination diversement stimulée par des passions éminemment mobiles. En vertu de leur complication supérieure, et accessoirement de leur connexion plus intime avec l'ensemble des passions humaines, les spéculations politiques devaient rester plongées, plus profondément et plus long-temps que toutes les autres, dans cette déplorable situation philosophique, où elles languissent encore essentiellement, tandis que les études plus simples et moins stimulantes en ont été successivement dégagées pendant les trois derniers siècles. Mais il ne faut jamais oublier que, jusqu'à des temps plus ou moins rapprochés, tous les divers ordres des conceptions scientifiques, sans aucune exception, ont toujours offert un pareil état d'enfance, dont ils se sont affranchis d'autant plus tard que leur nature était plus complexe et plus spéciale, et d'où les plus compliqués n'ont pu réellement sortir que de nos jours; comme nous l'avons surtout reconnu, en terminant le volume précédent, à l'égard des phénomènes intellectuels et moraux de la vie individuelle, qui, si l'on excepte un très petit nombre d'esprits avancés, sont encore étudiés le plus souvent d'une manière presque aussi anti-scientifique que les phénomènes politiques eux-mêmes. C'est donc par une appréciation éminemment superficielle que l'on regarde habituellement aujourd'hui comme irrévocable et comme propre aux seuls sujets politiques cette disposition radicale au vague et à l'incertitude des observations, qui permet à l'imagination fallacieuse des sophistes et des rhéteurs d'y tourner pour ainsi dire à son gré l'interprétation des faits accomplis. La même imperfection a régné essentiellement jadis envers tous les autres sujets des spéculations humaines; il n'y a ici de vraiment particulier qu'une intensité plus prononcée et surtout inévitable prolongation, naturellement motivées par une complication supérieure, suivant ma théorie fondamentale du développement universel de l'esprit humain: et, par conséquent, la même théorie conduit à regarder, non-seulement comme possible, mais comme certaine et prochaine, l'extension nécessaire, à l'ensemble des spéculations sociales, d'une régénération philosophique analogue à celle qu'ont déjà plus ou moins éprouvée toutes nos autres études scientifiques; à cela près d'une difficulté intellectuelle beaucoup plus grande, et sauf les embarras que peut y susciter le contact plus direct des principales passions, ce qui ne devrait, sans doute, que stimuler davantage les efforts des véritables penseurs.